Interview de Denise Gilliand, réalisatrice et productrice du film « Article 43 » et directrice de l’atelier cinéma en prison

Comment est né cet atelier cinéma en prison ?
De la rencontre avec Anne-Laure Sahy, fondatrice de l’association Prélude, qui vise à créer des ponts entre les sphères culturelles et carcérales. Nous partageons la conviction que l’action créatrice permet aux personnes les plus cabossées par la vie de se reconstruire. Nous avons soumis ce projet d’atelier cinéma aux EPO, qui l’ont accepté. Les participants sont des détenus qui ont répondu à une annonce interne. L’avantage de la prison de Bochuz, c’était l’existence d’un studio de télévision interne, le Canal déchaîné. Notre atelier avait un double objectif : aider la reconstruction identitaire des détenus via un outil de création tel le cinéma et professionnaliser le Canal déchaîné. Malheureusement, en cours d’atelier, le gardien responsable du Canal déchaîné a démissionné, ce qui a abouti à la fermeture du studio pour une durée indéterminée.

Pourquoi avoir décidé en cours de route de tourner ce documentaire?
Lorsque j’ai conçu et commencé à animer cet atelier, je voulais partager avec des détenus ma passion du cinéma. Je ne pensais pas moi-même faire un film mais seulement les encourager à aller, eux, au bout de leur créativité en exploitant l’outil cinéma. Mais ça ne m’a pas suffi. Je suis cinéaste avant tout, et devant la force et l’intérêt de ce que nous partagions, il m’était difficile de ne pas saisir une caméra pour mettre en images cette formidable aventure. Une telle immersion en univers carcéral, sur plusieurs mois, est rare. Il aurait été dommage de ne pas la partager. La mémoire ne crée-t-elle pas l’identité ?

Pourquoi avoir titré le film : « Article 43 » ?
Comme on peut le voir dans le film, avec mon équipe, nous avons pu travailler aisément avec les neufs détenus du groupe. Assez rapidement, ils ont collaboré, fait preuve de solidarité entre eux, ils ont su s’écouter, être créatif malgré les contraintes. Lorsque  nous avons compris, à travers leur re-jugement, que certains étaient considérés comme dangereux, nous avons été très interloqués. Où donc se situe finalement la différence entre eux et nous ? Où est la fameuse limite ? Quel est le moteur de nos actions qu’elles soient créatives ou destructrices ? Par la force des choses, mon film questionne cela aussi, j’ai voulu attirer spécifiquement l’attention là-dessus en choisissant ce titre.

Il est exceptionnel de pouvoir filmer ainsi des détenus dans une prison sur une longue durée, aviez-vous carte blanche ?
Aucune image n’a pu sortir pendant les 4 premiers mois d’atelier, pas même une photo. Puis j’ai demandé à pouvoir filmer librement mon atelier, en garantissant à la direction des EPO le droit de regard sur chaque image que je comptais diffuser. A partir de là, la direction des EPO a bien soutenu le projet. Mais nous avons été beaucoup aidé par le responsable des animations de la prison, Marco Schlechten, qui a joué le rôle d’intermédiaire entre nous et la direction. Sans lui, ou sans autres alliés convaincus par le projet, il aurait été très difficile de faire comprendre nos besoins.
C’est une situation inconfortable pour un cinéaste et surtout c’est une énorme prise de risque pour le producteur: jusqu’au bout, on est pas sûr de pouvoir sortir le film! C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai produit moi-même ce documentaire. Finalement, il n’y a pas eu d’images auxquelles j’ai du renoncer. J’ai pu sortir le film sans avoir à le modifier.

Comme cinéaste, quel regard portez-vous sur les films des détenus?
C’est difficile de faire un commentaire général car ces films sont bien différents les uns des autres et très personnalisés. Cela va du film d’art et essai sur la liberté au documentaire didactique sur la plantation de patates. D’une façon générale, je trouve que les détenus ont bien su profiter de cet espace de création, chacun à sa manière. Je m’attendais à une prise de parole plus protestataire ou revendicatrice. Ils m’ont surpris par leur poésie, leur créativité, et aussi leur détermination : c’étaient leurs films, ils tenaient à leurs envies, avec entêtement parfois, comme s’ils avaient besoin que ça leur appartienne. Nous avons aussi beaucoup soigné la forme, car un des objectifs de l’atelier était la formation aux techniques de la télévision interne de la prison. Ils n’apparaissent donc pas, de façon évidente, comme des films d’amateurs.

Certains détenus évoquent leurs crimes devant la caméra en toute confiance et à visage découvert, avez-vous dû insister pour obtenir ces confessions ?
J’avais fixé comme règle à mon équipe de ne jamais interroger les détenus sur leur passé afin de les laisser libre d’être qui ils sont aujourd’hui. Cela nous protégeait aussi des préjugés. Mais plusieurs avaient besoin de parler, ils l’ont donc fait spontanément.
On croit souvent que les détenus refusent d’assumer leur passé; ce n’est pas vrai. Simplement, ils se méfient de ce qu’on peut faire de leur propos, et on peut le comprendre. Dans mes films, j’ai toujours offert aux protagonistes un droit de veto. Je pense que ça permet plus de liberté et de confiance au tournage. C’est risqué, mais c’est en donnant beaucoup qu’on obtient un peu plus. De plus une vraie relation a eu le temps de s’installer au cours de l’atelier qui a duré presque un an. Au final, tous les détenus ont aimé le film et aucun changement n’a été demandé.

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Interview de Anne-Laure Sahy, initiatrice Prélude.

Pourquoi avez-vous le désir de travailler en prison?
Je crois en l’action culturelle, qui se propose d’investir les lieux désertés par la culture. En tant que lieu hermétique dont l’une des principales missions consiste en la neutralisation d’individus et, par là même, en la privation de liberté, la prison est le lieu d’exclusion par excellence. Le projet d’y insinuer la liberté de penser et de créer représente un défi certain, l’opportunité offerte à tous in et extra-muros de remettre en question bon nombre de préjugés et de se re-penser.  

Que cherchez-vous socialement et artistiquement à travers ce projet?
Socialement, l’ouverture sur le dehors aussi bien que sur le dedans souhaitée par Prélude doit lever le voile sur certains tabous. Permettre aux détenus et au public de se fixer droit dans les yeux, sans détourner le regard. Au-delà des préjugés. La diffusion des travaux réalisés en prison et les réflexions qu’elle suscite doivent lancer un débat très large sur les mécanismes de la marginalisation, par exemple, ses causes, ses effets et la responsabilité de chacun dans un tel processus.

Artistiquement, c’est le sens même du fait culturel que j’entends interroger. Qui peut prétendre commettre une œuvre artistique ? Selon quels critères ? Dans quel but et pour quel impact ? Comment interpréter le fossé entre la catégorie très select des créateurs et celle du public ? Enfin, en quoi celui-ci parvient-il, ou non, à se sentir concerné par l’art ?   

Qu’espérez-vous amener aux détenus avec un atelier cinéma?
L’opportunité d’échanger avec des cinéastes, en bénéficiant de leurs compétences et de leur passion, tout en leur transmettant une forme rare de sincérité et de confiance. La possibilité exceptionnelle de communiquer un vécu objectivement douloureux par le biais de la métaphore, au lieu de l’habituelle confession laconique des « paroles prisonnières ».

Qu’avez-vous le plus redouté dans ce projet?
L’étincelle, même minuscule, qui mettrait à mal la sécurité de la prison et provoquerait, par conséquent, notre départ forcé, avant la fin du projet.

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Interview de Marco Schlechten, surveillant animateur aux EPO

Né le 23.04.70 à Morges, Marco Schlechten a obtenu son CFC de mécanicien en 1990. Il a d’abord commencé à travailler en prison en 1998 comme agent pénitentiaire dans les régimes spéciaux des EPO. En 2002, il quitte les EPO pour suivre une formation de conducteur de train. Il s’aperçoit qu’il s’est trompé de voie et retourne aux EPO. Il intègre l’équipe socio-éducative en tant que Surveillant chef d’atelier responsable des sports et des animations. Il a suivi une formation au centre sportif de Macolin, sur le thème « mouvements, jeux et sports dans le milieu social »,  dans le but de mieux pouvoir encadrer et aider les détenus. En 2007 il a obtenu un brevet fédéral d’agent de détention.  

Quel a été votre rôle dans le projet ?
Je suis surveillant chef d’atelier responsable des sports et des animations aux EPO.  A ce titre, j’ai assuré l’accompagnement de toutes les séances du projet Prélude. Mon rôle a consisté à faire le lien entre la direction, Prélude et les détenus.  J’ai assuré la sécurité en étant garant du cadre donné par le milieu pénitentiaire et ses règles.  J’ai participé à diverses séances afin de négocier plus d’ouverture pour les besoins des différents films et assurer la coordination globale du projet.

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Coordonner et faire valoir les intérêts de chacun tout en respectant le contexte particulier de la prison. L’application des règles de sécurité a demandé beaucoup d’attention, au vu du caractère inhabituel de cette activité.  Le mélange entre le monde carcéral et le monde artistique n’est pas toujours facile à rendre compatible !   

Que pensez-vous que ce type de projet puisse amener aux détenus?  
Avoir confiance en soi, respecter autrui, apprendre à collaborer (travail en groupe), accepter la critique, se remettre en question.  Ils ont ainsi la possibilité de parler d’eux et de leur quotidien.  C’est aussi un moyen qui leur est donné de combattre les représentations négatives présentes dans la société.

Qu’est que ce projet a amené aux détenus selon vous ?
Selon ce que j’ai pu observer, ils ont tous profité d’un ou plusieurs éléments lors de ce projet. Pour certains il s’agissait de compétences techniques (son, image, mixage).
Pour d’autres se fut l’acquisition d’une confiance en soi (se mettre en avant, oser parler devant la caméra, dépasser les doutes sur leurs compétences).
Au début les détenus étaient très individualistes, ils ont dû apprendre à travailler ensemble et ainsi développer une force de groupe qui leur a permis d’arriver au bout du projet de manière soudée et solidaire.

Qu’est ce que ce projet a amené à l’institution, la Colonie ?
Il est assez difficile de le mesurer pour l’instant.  Actuellement beaucoup de questions sont posées sur le projet, telles que : qu’est ce que vous faites ? Avez-vous bientôt fini ? Quand allons-nous voir les films ? On peut quand même dire que la sécurité a dû s’adapter aux mouvements autres que les déplacements habituels utiles au fonctionnement de l’établissement. Par la suite, peut-être auront-ils une certaine fierté à pouvoir dire qu’ils ont participé et que ces films ont été tournés sur leur lieu de travail.

Comment envisagez-vous l’après avec les détenus ?
Actuellement je suis beaucoup dans le présent au niveau de l’organisation, des séances…
Je sais qu’il faut commencer à prévoir la fin de ce projet par des discussions, débriefing et j’espère que nous aurons encore l’occasion de discuter des films suite à des diffusions sur l’extérieur et que l’on pourra avoir des retours sur leurs impacts au travers de l’association Prélude.

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